Avec Apichatpong Weerasethakul, on connaît la chanson. C’est chef-d’œuvre sur chef-d’œuvre. Blissfully Yours, Tropical Malady, Oncle Boonmee (Palme d’Or en 2010), Syndromes and a Century, Cemetery of Splendour… C’est là l’œuvre d’un génie. Alors quand pour la première fois celui-ci décide de quitter sa Thaïlande natale direction la Colombie, Tilda Swinton dans ses bagages, toute la sphère cinéma reste sur le qui-vive. 15 juillet 2021, le verdict tombe au Palais des Festivals de Cannes. « Joe » a encore frappé, illuminant le champ de son art comme personne. Il y repart avec le Prix du Jury, petite consolation pour une Palme d’Or pourtant indéniable.

Retour sur Memoria, vertige de cinéma et, sans le moindre doute, film de l’année.
Pour ne pas dire premier marqueur de la décennie.

Une horticultrice écossaise spécialisée dans les orchidées rend visite à sa soeur malade, à Bogota en Colombie. Au cours de son séjour, elle se lie d’amitié avec une archéologue française, en charge du suivi d’un projet de construction, et avec un jeune musicien local. Chaque nuit, elle est dérangée par des détonations de plus en plus fortes qui l’empêchent de dormir… Bang.

Combien de films peuvent acter de devoir être absolument vus en salles pour se révéler ? Quasiment aucun. Par définition, un grand film reste un grand film quel que soit son support de visionnage (en restant raisonnable), la salle n’étant que plus-value relativement accessoire. Et pourtant, malgré une moyenne de 100 toiles par an depuis 5-6 ans, entre nouveautés et patrimoine, Memoria, à lui seul, aura réussi à me faire vaciller sur cette assertion somme toute contestable.

Tout comme le distributeur US du film, Neon, avec son plan unique de never-ending theatrical tour aux États-Unis, je ne pourrais m’imaginer (re)découvrir ce film ailleurs que dans une salle de cinéma. C’est net et précis. Le dispositif d’enfermement, l’hypnose collective, l’idée de rêve et de souvenirs partagés, fragmentés, que l’on se doit ensemble d’unifier, l’omnipotence du son, le silence palpable… Toutes et tous anesthésié·e·s, d’ennui ou de sidération. Tout concorde à ce que les aspects techniques et thématiques de Memoria fusionnent avec son lieu de projection. Et cela n’a finalement rien de très surprenant. Si Weerasethakul est un immense réalisateur (le meilleur en activité ?), son passif d’études en architecture et son activité en tant qu’artiste plasticien parlent pour lui. Salle de cinéma ou centre d’exposition : même combat. Il n’y a qu’à voir cette séquence, fugace mais à propos, où Tilda Swinton arpente une galerie et où certaines œuvres exposées ressemblent étrangement au travail curatorial du cinéaste.

Et en poussant cette approche intermédiale, que dire de la photographie du film comme apparente succession de tableaux ?

Les plans fixes de Memoria, humbles et somptueux, sont, à bien y penser, comme une première tentative de stabilisation de cet environnement fiévreux et inquiétant. Pour le personnage principal d’abord, écossaise catapultée à Bogota, mais aussi pour le réalisateur, également loin de chez lui. Il faudra bien ces cadrages exemplaires pour se rassurer, pour contenir ce chaos urbain et ce « syndrome de la tête qui explose ». Un chaos minimal mais grondant, qui saisit dès l’introduction. Premier bang, tremblement de terre, voitures qui claxonnent à leur bon vouloir (comme un renversement chronologique de la scène finale de Holy Motors chez Leos Carax). Puis, plus tard, un coup de feu où l’on apprend à se jeter par terre, par réflexe, car monnaie courante. Des plantes infectées. La maladie d’une sœur. Un banc qui bloque une porte. Une disparition ? Des lumières qui s’évanouissent. Un trou dans un crâne. La construction assourdissante d’un tunnel. Et puis d’autres bang, encore et encore. Des trous partout. Dans le récit, dehors et dans la tête. Dans le cœur et dans mon âme bientôt. Il n’y a que le génie de Weerasethakul pour encapsuler ce malaise aussi paisiblement et sereinement, à son aise, les scènes s’étirant jusqu’à la lisière du sommeil. Sous nos yeux, entre stupeur et somnolences, vortex et miracle.

Un miracle sous nos yeux, et « sous » nos oreilles. Car c’est par le son que l’on navigue surtout dans Memoria. Ces textures sonores, d’une richesse monstre, auxquelles on nous invite à prêter attention, quitte à s’y pencher, littéralement, comme Jessica tendrait l’oreille près d’un ruisseau. Un son d’une nature luxuriante, reflet de la jungle si chère à Weerasethakul. Un son animal, entre aboiements de chiens et cris de singes-ours, écho aux créatures légendaires d’Oncle Boonmee. Un son musical, nœud de deux séquences éblouissantes, entre table de mixage et groupe de jazz. Un son machinal, chantiers faisant rage et couteau limant les écailles d’un poisson. Un son intérieur évidemment, via ce grand fracas qui terrorise Jessica et qui nous visse sur notre siège. Un son de l’au-delà ? Quoi qu’il en soit, le son humain, lui, est parasitaire ; à croire que ce soit lui le vrai poison qui jalonne le film. La parole y est souvent imprécise, incomprise, maladroite voire nuisible. Elle est respectivement comme un poème lu dans une langue qui n’est pas la sienne, comme un quiproquo sur un homme qui semble n’avoir jamais existé, comme une volonté tombée du ciel de donner son argent à une presque inconnue, comme une proposition de remède fumeux, comme un repas entre ami·e·s des plus insipides. Memoria, c’est de l’ambient incarné. L’humain n’a pas lieu d’intervenir. C’est un éloge du son ex utero comme épicentre cosmogonique.

Il faudra alors attendre le dernier chapitre pour que parole retrouve « sens », sous son prisme interprétatif mais aussi purement directionnel ; une fois quête terminée, une fois antenne et disque dur paramétrés sur la même fréquence : celle du souvenir-zéro. Celle d’une mémoire du monde prête à se (re)configurer à chaque fin de boucle. Vertigineuse idée d’un absolu animique, à laquelle Weerasethakul répond de la plus bouleversante des manières, revenant à l’essence même du Cinéma, faisant de son dernier chef-d’œuvre une resynchronisation intime et primitive du tandem iconique image/son.

Il n’y a alors plus qu’un pas pour dire qu’à ses yeux, et aux miens, Cinéma se fait vecteur de reconnexion à soi comme au monde. Et avec Memoria, on dirait bien que c’est le cas. Pour s’en convaincre, ne reste plus qu’à se laisser porter par la conclusion du film, stratosphérique, preuve encore une fois que Weerasethakul signe bien les plus belles fins de cinéma.

En salles à partir du 17 Novembre 2021.

N.B : Papier basé sur des souvenirs vagues mais vénéneux d’une séance de juillet 2021, l’une des plus puissantes qu’il m’ait été donné d’assister.

Ceci est le titre

Publié le 17 novembre 2021

Facebook
Twitter
LinkedIn

Mentions légales

Adresse postale :

Directeur de la publication :

Alexandre Péraud

Webmaster et conception :

Hélène Marie-Montagnac et les étudiants du Master Ingénierie de Projets Culturels et Interculturels

Rédaction :

Les étudiants du Master Ingénierie de Projets Culturels et Interculturels

Hébergeur :

OVH

Création :

Master IPCI avec le soutien de Médias-Cité

Ce site (www.masteripci.fr) est proposé en différents langages web pour un meilleur confort d’utilisation et un graphisme plus agréable, nous vous recommandons de recourir à des navigateurs modernes comme Internet explorer, Safari, Firefox, Google Chrome, etc…

Le Master Ingénierie de Projets Culturels et Interculturels met en œuvre tous les moyens dont elle dispose, pour assurer une information fiable et une mise à jour fiable de ses sites internet. Toutefois, des erreurs ou omissions peuvent survenir. L’internaute devra donc s’assurer de l’exactitude des informations auprès du Master Ingénierie de Projets Culturels et Interculturels, et signaler toutes modifications du site qu’il jugerait utile. Le Master Ingénierie de Projets Culturels et Interculturels n’est en aucun cas responsable de l’utilisation faite de ces informations, et de tout préjudice direct ou indirect pouvant en découler.

Cookies :

Le site www.masteripci.fr peut-être amené à vous demander l’acceptation des cookies pour des besoins de statistiques et d’affichage. Un cookie est une information déposée sur votre disque dure par le serveur du site que vous visitez. Il contient plusieurs données qui sont stockées sur votre ordinateur dans un simple fichier texte auquel un serveur accède pour lire et enregistrer des informations. Certaines parties de ce site ne peuvent être fonctionnelles sans l’acceptation de cookies.

Liens hypertextes :

Les sites internet du Master Ingénierie de Projets Culturels et Interculturels peuvent offrir des liens vers d’autres sites internet ou d’autres ressources disponibles sur Internet. Le Master Ingénierie de Projets Culturels et Interculturels ne dispose d’aucun moyen pour contrôler les sites en connexion avec ses sites internet. Le Master Ingénierie de Projets Culturels et Interculturels ne répond pas de la disponibilité de tels sites et sources externes, ni ne la garantit. Elle ne peut être tenue pour responsable de tout dommage, de quelque nature que ce soit, résultant du contenu de ces sites ou sources externes, et notamment des informations, produits ou services qu’ils proposent, ou de tout usage qui peut être fait de ces éléments. Les risques liés à cette utilisation incombent pleinement à l’internaute, qui doit se conformer à leurs conditions d’utilisation.

Litiges :

Les présentes conditions du site www.masteripci.fr sont régies par les lois françaises et toute contestation ou litige qui pourraient naître de l’interprétation ou de l’exécution de celles-ci seront de la compétence exclusive des tribunaux dont dépend le siège social de la société. La langue de référence, pour le règlement de contentieux éventuels, est le français.

Données personnelles :

De manière générale, vous n’êtes pas tenu de nous communiquer vos données personnelles lorsque vous visitez notre site Internet www.masteripci.fr

Cependant, ce principe comporte certaines exceptions. En effet, pour certains services proposés par notre site, vous pouvez être amenés à nous communiquer certaines données telles que : votre nom, votre fonction, le nom de votre société, votre adresse électronique, et votre numéro de téléphone. Tel est le cas lorsque vous désirez souscrire à nos services (formation, réservation de salles…). Dans tous les cas, vous pouvez refuser de fournir vos données personnelles. Dans ce cas, vous ne pourrez pas utiliser les services du site, notamment les services numériques ou recevoir les lettres d’information.

Enfin, nous pouvons collecter de manière automatique certaines informations vous concernant lors d’une simple navigation sur notre site Internet, notamment : des informations concernant l’utilisation de notre site, comme les zones que vous visitez et les services auxquels vous accédez, votre adresse IP, le type de votre navigateur, vos temps d’accès. De telles informations sont utilisées exclusivement à des fins de statistiques internes, de manière à améliorer la qualité des services qui vous sont proposés. Les bases de données sont protégées par les dispositions de la loi du 1er juillet 1998 transposant la directive 96/9 du 11 mars 1996 relative à la protection juridique des bases de données.

Les informations recueillies font l’objet d’un traitement informatique et sont destinées au secrétariat de l’établissement. En application des articles 39 et suivants de la loi du 6 janvier 1978 modifiée, vous bénéficiez d’un droit d’accès et de rectification aux informations qui vous concernent.

Si vous souhaitez exercer ce droit et obtenir communication des informations vous concernant, veuillez vous adresser à : helene.montagnac(at)u-bordeaux-montaigne.fr